Uguel leroi oublié Tome 1 la mort du roi

Chapitre 13 : Sur le mur

Les gnords, montures encornées, lourdes et laineuses longeaient lentement le mur infranchissable qui sépare le monde connu et la nuit infinie des territoires des ombres hantés par la présence fantasque des rois fous. Le monde connu vivait dans une paix gagnée sur la fureur de ces anciens monarques, emportés par ce mal irréel qui les avaient plongés dans une immense soif de conquêtes, détruisant tout et tout le monde dans d'horribles batailles, pour assouvir leurs instincts les plus sombres de tyrans sanguinaires. Ils avaient été vaincus par les armées du sud, du nord de l'est et de l'ouest, unis dans une coalition de tous les peuples libres de Joar, et de Sagor et du monde. En plusieurs décennies, les peuples vainqueurs avaient construit cette immense muraille faite de pierre et de ciment mystique qui les protégeait de cette furie meurtrière indomptable durant trente ans. Les rois fous avaient ravagé les contrées les plus riches et les plus protégées que ce monde ait connu. Les plus grands mages avaient unis toutes leurs forces pour ériger une barrière infranchissable et durable.

La patrouille qui s'égrenait lourdement en file indienne, se maintenant à distance raisonnable des pierres de taille empilées avec minutie, ondulait au gré des pas de ces animaux placides. Uguel, le chef de patrouille scrutait la neige immaculée. Partis depuis trois jours du poste de garde le plus au sud, ils seraient ce soir dans un poste intermédiaire, avec feu, repas et couvertures. Uguel faisait son service obligatoire de surveillance du mur qu'on appelle aussi la barrière de l'est, il lui restait quatre mois pour finir sa tâche. Chaque habitant effectuait un enrôlement d’ un an au service de la protection du mur, même lui, fils du roi du sud. Il finirait le sien dans quelques mois. Depuis sa création, aucun incident majeur ne s'était produit au pied de cette muraille cyclopéenne, néanmoins il était indispensable de surveiller la moindre anomalie qui pourrait advenir. Uguel sentait le gel glacé du vent sur son visage barbu, ses yeux devaient lutter pour rester à l’affût, ses membres tendus de guerrier imposant auraient eu besoin de se dégourdir, mais il ne pouvait arrêter la colonne avant l'arrivée au poste qui serait la bienvenue.

Le poste dix se trouvait à flanc de la muraille, une porte au bas de celle ci permettant d’accéder à l'intérieur du camp retranché. Tout en haut des miradors, des chemins de garde creusés dans la roche ou construit en pierre de taille, offraient une vue imprenable de jour sur la plaine blanchie par une neige lourde et épaisse. Plus loin, on voyait l'ombre grise de la forêt de Lungen, où il ne faisait pas bon circuler seul. Durant les longues nuits de veille et de garde, autour du feu, les plus anciens racontaient les légendes qui hantaient cette contrée boisée et mystérieuse, des récits de fantômes, de monstres, de géants. Toute la mythologie récurrente à ce genre de lieu, trouvait sa place dans des sagas héroïques du temps des dieux anciens. Uguel fit signe à la colonne de s’arrêter, et la lourde porte de bois et d'acier commença à remonter lentement dans le bruit métallique des chaînes et des rouages. Le cortège remonta la pente douce qui conduisait à la place principale, les gnords luttèrent pour ne pas glisser, et arrivés dans la cour, les gardes descendirent de leurs montures, heureux de faire fonctionner leurs membres, et d’être arrivés sains et sauf après ce périple froid et dangereux. Après avoir confié leur monture aux écuyers, ils se chauffèrent les mains au feu revigorant. Uguel se dirigea vers la pièce de commandement où le chef du poste l'attendait pour son rapport.

Le chef du poste dix se nommait le seigneur Ultard, dignitaire du royaume de Sitar, guerrier émérite, rompu aux combats les plus sanglants, un homme intègre dans sa fonction, en place depuis quinze années dans ce bout du monde glacé et dangereux. Fils bâtard d'un seigneur de guerre puissant, son père lui donna une éducation militaire d'une extrême sévérité. Ce seigneur qui partageait le quotidien des hommes sous son commandement, n'avait que faire de titres et de cérémonial, il vivait simplement, et n'avait de temps que pour diriger d'une main ferme et juste ce poste reculé des vivants et côtoyé par les morts de l'autre coté du mur. Il avait une haute stature musclée et robuste que l'on devinait sous le lourd manteau de fourrure, à sa hanche une épée ornée de figures d'antiques héros légendaires, un visage barré de sourcils noirs comme ses cheveux longs et sa barbe courte, et un regard précis et direct. Uguel se présenta à son chef avec le plus grand respect.

« - Heureux de vous voir revenu sain et sauf de cette patrouille Uguel !

- Monseigneur, nous n'avons rencontré que des animaux sauvages, et pas âme qui vive, aucune brèche ou manifestation d'une activité suspecte autour du mur, répondit Uguel.

- Allez vous restaurer, vous et vos hommes, reposez-vous et nous ferons le point sur les nouvelles des royaumes, et de ce qu'attendent de nous les seigneurs. Un coursier est arrivé hier de la capitale, des troubles menés par des rebelles Hurdes ont éclaté, nous mettrons au point une surveillance renforcée à l'intérieur des terres pour prévenir une propagation dans notre secteur. Mais pour le moment, allez profiter de la table de Gruand, il vous attend pour un bon repas mérité.

- Merci monseigneur, j'y vais sans attendre, le froid a ouvert mon appétit et celui de la troupe, ils ont amplement gagné leur repos. Mes respects Monseigneur ».

Uguel se retira en saluant son chef. Il descendit les quatre marches qui le menèrent au réfectoire, où l'attendaient ses compagnons. Il entra dans cette salle éclairée de luminaires à huile qui laissaient une odeur acre et tenace, il aimait bien ces moments plus détendus et moins protocolaires de la vie militaire. Ses soldats, solides guerriers, solidaires et fidèles, comme l’exigeait la dure existence dans ce milieu hostile et glacial, compagnons de bataille et soudés par des mois de vie partagée entre combat et vie de tous les jours, étaient sa famille.

Chapitre 14: Le roi Gulter

Dans le grand palais de Sitar, le roi Gulter rassemble ses vassaux et chefs de guerre. Dans le pays les révoltes éclataient de toute part, les petits seigneurs étaient débordés par des soulèvements populaires qui s'étendaient du sud vers le nord de son royaume. Fils d'un grand roi qui fit régner la paix durant de longues années, Gulter n'était pas préparé à cette situation. Korimar, son plus proche conseiller, un homme rusé et de grande expérience, avait du mal à refréner les ardeurs de son maître qui voulait mater la révolte uniquement par la force. Korimar essayait de le convaincre de lâcher un peu de lest, pour apaiser un peu le peuple accablé de taxes et divers impôts mis en place par les vassaux de Gulter, parfois même sans qu'il en soit au courant. Les enjeux partisans prenaient le dessus sur la stabilité du royaume, menacé par les exigences de ces petits seigneurs avides de richesses amassées aux dépends de leurs sujets.

Gulter se retira dans ses appartements agacé par ces discussions interminables qui pour lui, n'étaient que perte de temps. Sa compagne Eloine, une très belle femme brune aux yeux verts, à la silhouette généreuse et d'une grâce rare lui servit un verre de vin.

«  - Je ne supporte plus ces salamalecs ! Chacun ne parle que pour son intérêt, ils demandent tous l'intervention de mon armée, mais aucun ne veut relâcher ses taxes sur mes sujets, et si cela continue, je vais annexer toutes ces seigneuries directement sous ma gouverne, et je les administrerai moi même en nommant des gouverneurs fidèles et incorruptibles, vociféra Gulter à Eloine.

- Mon roi, ce serait peut-être une bonne chose avant que la situation ne dégénère complètement, répliqua Eloine.

- Je le pense aussi, mais Korimar pense que ces seigneurs une fois dépossédés pourraient se révolter et lever une armée contre moi, ce serait délicat d’être pris entre un peuple excédé et des chefs de régions en armes prêts à en découdre !!!! »

Korimar multipliait les palabres avec chacun des seigneurs présents au palais, cet homme à l'expérience sûre et d'une intelligence supérieure sentait une influence autre qu'humaine derrière cette accumulation de mécontentements, une mise en forme maléfique de cette révolte. Il décida d'envoyer un messager à Gollimard, le seigneur suprême du mur, pour vérifier si tout était en ordre de ce côté là. Des souvenirs contés par son père lui revinrent de cette immonde guerre qui l'avait fait orphelin, de ces massacres gratuits inspirés par les forces démoniaques du monde des non vivants et de ses monstres sanguinaires. Il fallait être sûr que rien ne troublait la paix du mur gagnée par la magie depuis des décennies. Si tout allait bien là bas, qui pouvait avoir avantage de ces événements préoccupants, qui pourraient embraser le royaume entier ? Il fit défiler devant ses yeux les plus rebelles et les plus revêches des vassaux à l'autorité du roi : il y avait bien Rognard le vieux, frère du père de Gulter, qui n'avait jamais considéré Gulter que comme un roi de transition, il serait le mieux placé pour hériter du trône, son neveu étant jeune et sans expérience. Il y avait également Hilcert, le cousin de Gulter, un jeune et impétueux seigneur, pour qui la guerre était un art de vivre, et se verrait bien disputer les armes à la main, les honneurs du royaume, quitte à mettre les terres à feu et à sang. Il y en avait bien d'autres qui seraient alléchés par la fin du règne de Gulter, mais aucun ne se détachait vraiment comme un instigateur dans les derniers événements.

Korimar, perdu dans ses pensées, se souvint de l'enseignement des sages de la cité de Gulatur, perchée au sommet du mont Igular, montagne pelée d'un gris sombre. Ce temple de la sagesse et du savoir avait servi de foyer à cet enfant seul et perdu après l'assassinat de ses parents. Il passa dans ce havre de tranquillité, ses trente premières années, entre études et spiritualité, mais il refusa de se faire enseigner la magie qu'il voyait comme un mal utile, mais qui ne correspondait pas à sa façon d'envisager l'homme et la force de son esprit. Pour lui des valeurs comme le courage, la fidélité, l'amitié, l'amour, la ténacité étaient des valeurs plus profondes et souveraines que toutes les formes de magie. Son maître principal Gut, était certain qu'il ferait un conseiller et un ami fidèle pour les grands du royaume. Brillant dans ses études, il faisait preuve d'une capacité hors du commun pour déceler les raisonnements les plus profonds de ses congénères, paré d'une capacité aigu d'analyse, et d'une rapidité de décision qui pouvaient s'avérer essentielles. Gut, convaincu que les rois passaient mais que les bons ministres restaient, ne s'y était pas trompé. Présenté à la cour dans sa trentième année, il fut vite remarqué par le père de Uguel, anticipant sa fin de monarque, il en fit un ministre confident et un futur fidèle conseiller pour son fils quand il serait appelé à régner.